Je suis Koda. Koda du Cristal, pour ceux qui connaissent ma mère. Mais je suis aussi la fille de Pierre d'Eté, et c'est peut-être mon père que le monde connait le mieux. Mes parents sont tous deux des solitaires. Je suis né dehors, dans une tanière isolée, loin de mes semblables et loin des étrangers. Je suis née dehors, loin des meutes et de la sécurités qu'elles procurent, loin de leurs lois et de leurs hiérarchies. Je suis nées dehors, et je veux découvrir le monde. Lui, il fait partie de ces meutes. Je le sais parce qu'il vit sur les terres marquées par les adultes. Les frontières délimitées par l'urine ne m'ont pas arrêtée, même si je sais que je n'ai pas le droit d'être ici. Et pour cause, les loups de meutes tuent parfois les loups solitaires. Moi, je n'aurais aucune chance de survivre seule, mais heureusement j'ai mes parents qui veillent sur moi et je ne suis seule que lorsque j'échappe à la vigilance de maman et que je me faufile hors de notre tanière pour aller me balader loin, très loin de chez nous. Aujourd'hui pourtant, je ne serais pas seule très longtemps. Parce que si Papa et Maman ne sont pas là, lui, il est là. Je souris, tapie dans l'ombre d'un bosquet, et je le guette encore de longues minutes. Je l'observe, comme pour le traquer, comme s'il était un lapin que je chassais pour nourrir les miens. Et puis, je rampe dans sa direction. Je m'approche discrètement, jusqu'à être assez près. C'est maman qui nous a montré ça, à Audric et moi. Alors seulement, avec toute la détermination du monde, je bondis sur ma cible, m'extirpant sauvagement des buissons. Mais mes postérieures se prennent dans une racine, et je m'étale juste à ses pattes, roulant mon museau brun dans la boue séchée.

- Aïe ...

Heureusement, ce n'est pas encore de moi que dépend la survie de ma famille. Je me redresse lentement, faisant mine de tester chacun des muscles de mon corps pour m'assurer d'être toujours entière, et enfin je pose mon regard rieur sur le visage du petit mâle devant moi. Je lui affiche alors un immense sourire, comme s'il était mon meilleur copain, et je m'assieds tout près, le regard plongé dans le sien.

- Salut ! Je m'appelle Koda !

Comme quoi le monde est peuplé de bien des créatures, et toutes ne sont visiblement pas aussi dangereuses qu'elles peuvent y paraître. Je souris en observant le petit mâle, nous avons très probablement le même âge. Il semble étonné que je lui parle, ou que je sois tombée, ou que je lui aie sauté dessus, ou peut-être est-il étonné de tout ça en même temps.

- Moi c'est Owen ... Tu t'es pas fais mal ?

Je me redresse complètement, cesse d'agiter tous mes membres comme un pantin au bout d'une corde. Je le fixe droit dans les yeux, étonnée à mon tour par sa question.

- Mal !? Oh il m'en faut plus que ça ! Une fois, j'ai sauté d'une énooorme pierre et je n'ai rien senti !

Décidément, il commence déjà à me plaire ! Je hume son odeur par réflexe, c'est maman qui m'a appris à faire ça. Il faut analyser les effluves, retracer l'origine de chaque parcelle odorante pour savoir s'il y a danger ou non. Je découvre des nuances d'herbe coupée et de viande, mais aussi les hormones de la peur qu'il faut à tout prix connaître.

- Tu découvres le monde, toi aussi ? On pourrait voyager ensemble !

Mais au vu de son visage crispé, je commence à douter de sa témérité. Peut-être est-il seulement un louveteau de cette meute dont j'ai enfreins les frontières ? Je ne cesse pourtant pas de sourire, et je n'envisage pas le moins du monde de faire demi tour. A défaut de voyager, il pourra peut-être me faire découvrir son univers !

- Mais t'as pas eu peur de te faire mal ? Et ... pourquoi t'as sauté en plus, tu aurais pu te faire super mal !?

Je l'observe, j'analyse chacun de ses mots, et je souris à chaque fois comme si j'étais une adulte. Comme maman quand Audric et moi lui racontons notre journée, et qu'elle semble la trouver si banale et si futile qu'elle nous sourit pour ne pas nous dire que ce que nous avons fait n'a aucune importance. Je continue sur ma lancée, comme si ma langue ne pouvait plus s'arrêter, et je ne prends même pas le temps de répondre à cette question qui me parait si insensée. Comment avoir peur de se faire mal à notre âge ? Rien ne peut nous arriver, et au pire des cas, papa et maman seront toujours là pour lécher nos égratignures en cas de bobo.

- Mais si on part, papa et maman ils vont s'inquiéter non ?

Mais pourquoi a-t-il si peur de tout ? Il réfléchit beaucoup trop, ce petit mâle ! Il va falloir que je lui apprenne à s'amuser, sinon il va devenir aussi fermé et solitaire que les vagabonds ! Je souris, je dis ça alors que papa et maman sont si gentils ...

- Mais non, ils ne verront même pas que tu es parti ! Et puis si tu as trop peur, on n'a qu'à rester ici ? Tu peux me montrer les endroits que tu connais ? Je rentrerais chez moi avant que mes parents s'aperçoivent de mon absence !

Allez, nouveau copain Owen ! Montres-moi ton monde s'il te plait ! Je trépigne déjà d'impatience à l'idée de faire le tour d'un nouveau territoire pour y déceler toutes les cachettes et tous les potentiels jeux à y inventer !

Il lui faut de longues secondes avant de se décider, comme s'il avait à faire à un combat intérieur impitoyable entre sa raison et son désir de jouer.

- Non ... moi j'ai pas peur ! Montre moi les endroits que tu veux, je te suivrai !

Un large sourire étire mes babines. On dirait bien que mes talents de locutrice ont encore gagné ! Et même, on dirait que je fais naître le courage en lui, parce que le petit mâle s'élance devant comme s'il voulait lui-même me faire découvrir le monde ! Je pars d'un rire léger et me mets à trotter pour le rejoindre rapidement, me portant à ses côtés pour marcher à la même allure que lui, observant d'un oeil curieux tout ce qui nous entoure. Je le guide avec cet immense sourire collé aux babines, jusqu'aux frontières de sa meute que je franchis dans un petit bond joyeux avant de me tourner vers lui pour l'observer faire à son tour.

- C'est un petit pas pour Koda, et un grand pas pour Owen l'Esobek !

Je ris encore, et je m'élance à travers les bois dans un galop mesuré pour m'assurer que mon nouveau copain Owen me suit bien malgré son courage encore bien fragile. Avec moi, il va devenir le plus grand aventurier de tous les temps !

Le petit mâle me suit sans une hésitation. Et si je ne sentais pas l'inquiétude s'échapper par les pores de sa peau, je n'aurais aucune idée de l'angoisse qui l'habite. Je souris pourtant, l'observant de mon oeil curieux et innocent, et je suis heureuse de cette étape franchie. Je pourrais lui apprendre tout ce que j'ai appris. Je pourrais l'emmener au bout du monde s'il se laisse faire. Et je m'en réjouis d'avance.

- Eh, m'appelle pas comme ça. Moi c'est juste Owen Souffle Ardent !

Je laisse un court silence s'étendre entre nous, comme pour laisser à Owen le temps de reprendre son souffle tout en reprenant le mien. Puis je lui souris à pleines dents, ravie.

- Au temps pour moi, Owen Souffle Ardent !

Et alors que je pars en trombe, Owen me suit sans crier gare, me rendant plus heureuse encore. Oui, je l'emmènerais plus loin qu'il ne l'a jamais été. Après de longues secondes d'une course effrénée, c'est entre deux respirations rauques que j'entends la voix roccailleuse de mon nouveau copain.

- On va où comme ça ?

- Au bout du mooonde !!

Et si je l'entends s'épuiser derrière moi, je ne ralentis pas l'allure. Je le teste, je mets au défi de s'accrocher à ses dernières forces, de dépasser ses limites. Alors, nous pourrons tous deux être fiers. Lui pour atteindre les terres de ma famille, et moi pour avoir trouvé un copain aussi fort que mon frère.

Je ralentis l'allure alors que je réalise que le petit Owen s'est arrêté derrière moi. Un caillou sous la patte ? Je me retourne et lui faire face, lui donnant un regard intrigué, comme pour lui demander ce qui se passe. A-t-il besoin de faire une pause ? Je croise les doigts pour qu'il tienne le coup, je ne voudrais pas perdre mon copain si vite. Mais il me regarde et son regard triste me fait bien vite comprendre que ce n'est pas tant une souffrance physique qui l'a forcé à s'arrêter. Je le détaille, l'observe quelques secondes et le rejoins d'un pas lent.

- On est où là ?

Eh bien n'a-t-il pas entendu tout à l'heure ? Je lui souris à pleins crocs.

- Au bout du monde !

Mais l'idée ne semble pas l'enchanter autant que moi. Son côté aventureux semble s'être évaporé comme la brise aux premières lueurs du soleil. Mon sourire s'efface et je continue de le regarder, espérant que son assurance va vite revenir, et qu'il ne va pas me demander de le raccompagner : je ne me souviens pas du chemin inverse ...

- On est chez toi ? Ta maman habite ici ?

Je lance un regard autour de moi, balaye les environs. Maman ? Maman n'est jamais venue avec nous ici. Cette fois, c'est mon regard qui se charge d'une certaine peine. Depuis combien de temps Maman est-elle partie à la chasse ? Audric et moi ne savons pas compter les jours, mais il y en a plusieurs, c'est certain. Je reporte mon attention sur Owen et je remue la queue comme pour chasser mes tristes pensées.

- C'est Papa qui habite ici. Maman est partie chasser. Tu veux jouer avec moi avant de repartir ?

Oh, faites qu'il ne parte pas tout de suite ...

Devant ma tristesse apparente, le petit mâle décide visiblement de rester. Je me réjouis de sa présence, je suis si contente de me faire un nouveau copain ! Mais déjà, pas le temps de me laisser abattre : mon nouveau copain se propulse contre moi pour jouer à la bagarre. Sur le coup je suis surprise, et pendant une courte seconde je crois qu'il m'attaque. Mais je me rappelle l'avoir invité à jouer et je comprends que c'est là sa façon de jouer. Comme Audric, c'est un garçon, alors il aime jouer à être le plus fort. Il n'aura pas de mal avec moi, Audric à toujours gagné quand nous jouons ensemble. Mais je lance un rire amusé et je roule dans la terre avec lui en essayant de prendre le dessus. Je lui mords l'épaule comme Audric le ferait avec moi, et je me concentre pour me souvenir de toutes les attaques subies par mon frère. Peut-être aujourd'hui aurais-je une chance de gagner la bataille ? Un jour, je suivrais un véritable entraînement, avec un loup adulte, et j'apprendrais à me battre aussi bien que Audric, aussi bien que tous les autres louveteaux. Tombée au sol sous le poids d'Owen, je me retourne sur moi-même pour lui mordre la patte antérieure et je tire de toutes mes forces en roulant pour le faire tomber à son tour avant de me propulser contre lui, le maintenant au sol en grognant comme il le fait, mais mon regard empli d'amusement et d'excitation rappelle à mon copain qu'il n'a rien à craindre de moi. En plus, je ne suis vraiment pas douée pour ça : je perds l'équilibre en emmêlant mes pattes aux siennes et me voilà bientôt flanquée à terre de mon propre chef, grognant de surprise.